HAMMER THE NAIL.
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Jeudi, seize heures,
Mon dos se fracasse lourdement contre le tatami et je sens ma cage thoracique faire un bond en avant. Mon entraîneur n'est pas le genre à ménager ses poulains, bien au contraire : Plus il vous apprécie et vous estime, plus il frappe fort. Et des fois, c'est à en douter de ses limites. Cette montagne de muscles d'un mètre quatre vingt-huit connaît tout de mes pas, il connaît mon tempérament et mes faiblesses. Il sait comment les retourner contre moi et même si des fois quelques moments de lucidités rares me permettent d'accomplir l'imprévisible, il renverse toujours la situation en sa faveur.
Je m'appelle Lyn Olsen, et j'ai beau être une meta-humaine, je ne fais pas le poids contre le vice champion d'Amérique en arts martiaux multiples, catégories poids lourds. Et pourtant, à LibertyTown, je suis championne de ma catégorie. J'ai le prix poids plumes de cette année et tout me porte à croire que c'est bien en finale que mes pouvoirs se sont amorcés. Comment je le sais ? Parce que peu de femmes de mon gabarie peuvent repousser quelqu'un aussi loin grâce à un seul coup de pied. Ça fait plusieurs années que je pratique les MMA, et même si des fois je suis douée d'anticipation, jamais une vision comme celle-ci ne s'était produite avant. Aussi exacte, aussi analytique.
… Mais je sais ce que vous vous demandez. C'est qui, celle-là ? Les champions de sports de combats recrutent chez Barbie, maintenant ? De Un, je suis brune. De Deux, j'ai des triceps et un ventre en béton. De Trois, je suis la fille de Margaret Jones, riche mannequin qui figure sur les posters de pubs aux arrêts de transports en commun, et dans les magazines. Je suis aussi la fille de Liam Jord Andrew Olsen, Homme d'affaire très réputé dans son milieu, et actionnaire majoritaire dans une grande société de développement informatique. Il est d'origine Estonienne, et il y a d'autres choses que je soupçonne chez lui, mais que je ne cherche pas vérifier. Je ne préfère pas.
Taper sur des sacs de frappes et sur des gens n'est pas ma seule vocation : je suis barmaid dans l'un des endroits les plus cool de Roosevelt Avenue. J'en suis la propriétaire et j'ai avec moi quatre jeunes salariés motivés et qui comme moi, sont passionnés de Blues et de Rock'n Roll. D'ailleurs, la brassière que je porte est à l'effigie de Metallica. Ne jouons pas sur les styles ; Metallica est tout simplement pour moi l'un des meilleurs groupes descendant du Rock'n Roll. Qu'il soit un peu plus pêchu n'enlève en rien le fait que ses membres savent faire chanter les gammes blues lors de mélodies si énergiques qu'elles peuvent vous faire rompre vos cervicales.
On a fini les présentations, non ? Alors je vais me relever, et je jure de finir cet entraînement en flanquant une belle trempe à mon coach. Andrew Lewis a beau être un colosse, je suis plus rapide que lui. Alors, après m'être relevée avec un saut de main, je tente une prise de soumission. Une clé de bras brillamment exécutée au moment où son bras se détend vers moi pour me donner un coup de poing. Je l'entraîne au sol, et au moment de l'achèvement de mon contre, je m'interromps et me relève. Comme d'habitude, j'enlève mes gants pour les lui jeter dessus. Ce sont les siens ; ceux qu'ils donnent à ses plus précieux élèves lors de ses entraînements particuliers. Selon lui, ce sont les meilleurs gants jamais conçus. Ils sont certes anciens, mais ils sont aussi souples que résistants. Ils se lient parfaitement au moindre mouvement.
Andrew se relève lentement avec un sourire en coin, puis me balance ses gants en pleine tête. Il profite de ce moment pour s'approcher de moi et ébouriffer aussi frénétiquement qu'amicalement ma tignasse.
« C'était une bonne séance, p'tite tête. » Me complimente-t-il tout en ramassant ses accessoires, pour m'autoriser à partir après une légère tape sur la fesse droite. D'ailleurs, c'est la seule personne autorisée à avoir ce geste avec moi. J'ai une confiance aveugle envers ce grand dadais aux airs de Batista avec la barbe mesurant la moitié de celle d'un membre de ZZ Top. Il en a vu des vertes et des pas mûres. De plus, pour s'améliorer et pousser toujours plus loin la technique et l’enjeu du combat, il a fréquenté les pires fight club de LibertyTown. Je m'apprête à partir après un simple geste de la main, mais il m'interpelle :
« Eh, Lyly... » Chuchote-t-il tout en trottinant vers moi, pour que je me retourne.
« On a pas trop eu l'occasion de parler depuis ta victoire au LibertyTown Championship. A part te féliciter, je voulais te parler d'un truc... »
Je sais exactement où il veut en venir. Je m'empare de la serviette qu'il me tend pour essuyer ma nuque. Il embraye avant que je ne puisse lui répondre :
« Pourquoi tu m'as pas dit que t'étais... ? Enfin, voilà. Tu vois c'que j'veux dire, hein ? »
« Ouais, je sais... j'en savais rien, Andrew, je te le jure. Je n'aurais même pas participé à la compét', sinon... »
« Mais, euh... ça vient d'où ? »
Je ne le sens pas spécialement méfiant ni apeuré. Il cherche au contraire à me comprendre. A comprendre ce qui s'était passé ce soir-là. J'avais le visage en sang et tout portait à croire à deux issus : soit à ma défaite, soit à un match nul. L'autre gonzesse face à moi était bien amochée aussi, mais soudainement, lors d'une montée d'adrénaline, j'avais trouvé la force de lui flanquer un coup de pied étonnement précis et puissant. Une prouesse très délicate à accomplir pour n'importe qui, même pour une combattante bien entraînée à l'ancienne.
« J'en sais rien. J'ai pas consulté de spécialiste en gens bizarres. T'imagines le truc ? J'ai pas envie qu'on colle une étiquette « Attention ! Meta-humaine ! » sur mon front. « La fille de Margaret Jones est une meta-humaine ! », tout ça. C'est venu comme c'est reparti, et depuis quelques temps, je me sens étrangement mieux. Je veux dire, encore en meilleure santé. »
« C'était digne d'un scénario de la WWE, Lyn... » Murmure-t-il en dissimulant un rire nasillard. Je rigole de sa plaisanterie, puis il reprend : « C'était incroyable. Le plus beau Wamashigeri que j'ai jamais vu. T'aurais pu foutre au tapis n'importe quel type avec une impulsion et une énergie pareille. Autant de pirouettes en l'air. Personne n'a crié à l'injustice ni à la tricherie, alors je suppose que ça fait de toi une vraie championne... »
Il me tape légèrement l'épaule et hausse le menton pour me commander de partir. Je vais bientôt devoir ouvrir mon rafiot, et j'ai encore une douche à prendre et quelques stations à parcourir. Au loin, je l'entends me charrier :
« Et t'es v'nu comment cette fois ?! en Audi R8 ?! »
« Nan ! En BMDouble-pieds ! »
Après m'être changée et avoir tout regroupé dans mon sac de sport, j'emprunte les transports en commun pour rejoindre rapidement Roosevelt Avenue. Mon établissement, le South Star, se trouve à l'angle de cette immense plate-forme commerçante. Je n'aime pas dire ça, mais c'est bien grâce au nom d'Olsen que j'ai pu implanter mon enseigne ici, entre une boutique Hermès et une boutique de parfums apparemment hyper appréciés, mais que je trouve personnellement nauséabonds. Il est dix sept heures trente et je rejoins ma petite équipe toujours à l'heure. Ils aiment travailler et nous aimons tous nos visiteurs. Ils sont de tout âges et de différents environs. Car ici, nous ne sommes plus à LibertyTown, dans le quartier d'Alpha, mais à Nashville, dans son ambiance la plus authentique. Pour autant, pour préparer le bar, je suis d'humeur à mettre du Rock Anglais. Les Rolling Stones qui selon moi, sont ceux qui ont empruntés le Rock aux Américains pour leur renvoyer en pleine poire. Honky Tonk Groove fait démarrer la caisse, les fus et les fourneaux. Les premiers clients viennent très vite pour l'Happy Hour. Des étudiants ou de jeunes travailleurs la plupart du temps. J'enfile mon tablier par dessus ma chemise à carreaux rouges et noires, saisis mon calepin, mon lecteur de carte, ma trousse, mon stylo, et c'est parti jusqu'à trois heures du matin.
« Yo, guys. Dites moi tout ! »
« Bah... tout. » Une plaisanterie habituelle de la part des jeunes étudiants tout juste rentrés de cours. Je joue le jeu et réponds : « Ca va faire cher, alors... »
Ils sont quatre à vouloir manger et tous les cinq à vouloir boire. On commence toujours sur les chapeaux de roues. Je note et deux d'entre eux veulent un « Guns 'n Rosette » ; le Burger le plus demandé étant donné que sur la carte est précisé que quiconque réussi à le terminer se verra offrir deux verres. Beaucoup prétendent pouvoir y arriver, et au final, très peu y parviennent.
« Deux consommations de notre choix ? »
« Sauf le Whisky douze ans d'âge, et on ne le sert pas en shooter. Pas de sacrilège... »
Étrange pour une barmaid qui ne boit pas de connaître certains de ces principes, n'est-ce pas ? Attendez de voir ma bande favorite arriver. Ces vieux motards aux allures de Hell's Angels qui ne font néanmoins pas de mal à une mouche, sauf si les choses risquent de vraiment déraper. Et si vous vous posez la question, non, il n'est jamais rien arrivé dans ce bar. Il y a deux raisons à ça : beaucoup savent qui je suis, et ce que sont capables de faire mes copains. D'ailleurs, l'un des étudiants rattrape le sien. Chance que je suis d'une nature plutôt agréable et que je suis dotée d'un bon sens de l'humour.
« Et personne ne vous sert vous ? »
« Mec, la seule chose qu'elle pourrai te servir, c'est une salade de phalanges. C'est Lyn Olsen, mec. »
« Et c'est qui ? »
« C'est une championne de MMA, mec. »
« Sérieux ? »
« Ouais. Championne de LibertyTown. »
« C'est la fille d'un mannequin, aussi. »
« Ah bah ça au moins, ça s'voit ! »
Je termine de prendre note et largue une petite vanne au plus téméraire : « Tu comprendras quand t'auras des poils sur le menton, le minet. »
J'entends un « Hou ! » collectif; celui que l'on adresse comme des gamers du RAP après un clash. Tandis que je distribue la commande, j'entends Karl, l'un de mes serveurs, changer la musique. C'est un rituel au début de chacun de nos services, et c'est quelque chose qui surprend et fait rire les clients. Mes deux cuisiniers sortent la tête de la cuisine pour venir chanter en cœur avec nous l'introduction de la chanson « You give love a bad name » de Bon Jovi. Les jeunes que je venais d'accueillir chantent soudainement avec nous.
« Shot through the heart and you're to blame darlin' ! You give love... a bad name ! »
Les clients défilent et alors que je prends une pause le temps de me remplir également l'estomac, je suis surprise de recevoir la visite de ma mère au comptoir. Comme souvent, elle a les mains pleines de sacs. Elle a toujours tendance à m'offrir quelques beaux cadeaux avant de me proposer une place dans la mode. Et comme d'habitude, je ne serai toujours pas intéressée, et elle repartira bredouille après m'avoir lancée un pic. Elle est toujours richement vêtue. Chapeau, foulard, lunette de soleil, manteau de fourrure. Elle fait tâche dans mon endroit et j'ai tendance à murmurer aux autres qu'en aucun cas il ne s'agit de ma mère. Et pourtant, l'égérie des grandes marques du moment ne manque de se faire remarquer.
« Bonjour, ma chérie. Tu ne me fais pas les bises ? » Me demande-t-elle au moment où je tente d'ingérer une grosse pièce de mon burger accompagnée de quelques frites. Je me demande d'ailleurs si mes prédispositions en tant que meta-humaine pourrait m'empêcher quelques problèmes d'artères. Je fais descendre le tout avec du coca et fait mine de préparer quelques pressions. Je n'ai pas le temps pour les cordialités ; je travaille. Du moins, je travaillerai toujours au moment de faire les salutations à ma mère.
« J'bosse, m'man. »
« Bien sûr, tu as tout hérité de tes parents. » Lâche-t-elle ironiquement, car je n'ai rien d'une modèle de charme ni d'une femme d'affaire. Et même si je suis plutôt belle, j'apprécie le confort de vêtements simples après mes entraînements. La jupe, ce sera pour ce week-end lorsque j'accueillerai des groupes locaux et plus de clients. Beaucoup plus de clients.
« T'as fais tes petites emplettes ? »
« Oui, et j'ai trouvé ça pour toi ! » Elle me sort une tunique avec un décolleté plongeant. Comme d'habitude avant de me proposer un shooting. J'y jette à peine un œil avant de servir deux quarantenaires rentrés du travail.
« Cela t'ira à merveille pour le galas de charité de la semaine prochaine. La société de ton père défend les pompiers de la ville et propose une levée de fonds pour les enfants secourus. »
« T'en as sérieusement quoi à faire ? J'y irai pas. »
« Il serait grand temps que tu prennes conscience de tes responsabilités en tant que fille de grand patron. »
Je m'approche d'elle et plaque brusquement mes deux mains sur le bois vernis du comptoir. Je m'y appuis pour basculer légèrement et atteindre son nez.
« Bon, maman. On ne sert pas de caviars ici. T'as qu'à donner ce haut à une des bimbos qui travaille avec toi. Ca ira très bien avec sa tronche travaillée en soufflerie. »
Elle retire ses lunettes de soleil pour me sortir une de ses répliques toute faite, tout en tournant les talons. Un mouvement qu'elle trouve gracieux, mais que je trouve tellement grossier et sûr-fait.
« La pomme est tombée bien loin de l'arbre... »
« Ouais, j't'appellerai quand on aura installé des barres de pole dance ! »
De l'autre côté du comptoir, je vois Karl dissimuler un léger rire derrière sa longue tignasse blonde de surfer californien. Mes collègues et amis sont habitués à ce genre de situations hebdomadaires. C'est ce qu'on appelle « The Call of Thursday », que l'un de mes cuisiniers aura brillamment renommé « The Call of Chtulu ». Et ma richissime mère a bien des airs de Dieu Ancien Lovecraftiens, avec ses épaisses couches de vêtements sophistiqués.
Il est vingt et une heures et arrive les plus habitués du South Star. Quelques amis de la faculté des sports, quelques personnes du club, et quelques fans de Rock'n Roll que je remarque de suite car il n'y a pas un seul vêtement sur eux qui ne porte pas l'insigne d'un groupe qu'ils aiment. A cette heure-ci, des playlists plus entraînantes s'écoulent. Mais dans ce cortège de visages familiers, je distingue celui d'un homme que je vois ici pour la première fois. Ce n'est pas rare, mais celui qui s'assoit devant moi est particulièrement silencieux. Impassible. Je n'ai néanmoins pas l'habitude de me faire des préjugés sur mes clients ; ils sont ici après de bonnes ou de mauvaises journées, après des ruptures sentimentales ou après d'autres heureuses ou tristes circonstances. Mon métier est de les soulager, leur donner un peu de compagnie et de les régaler. Je sourie bien plus à ceux qui paraissent usés qu'aux autres. Le quarantenaire en face de moi, aux cheveux gris plaqués, bien sapé, mérite peut-être un peu d'attention.
« Bonsoir. Je peux vous servir, ou vous désirez lire la carte ? »